Mort de Vera Molnár, femme d’esprit et pionnière de l’art numérique

Article de Valérie Duponchelle, paru le 7 décembre 2023 sur lefigaro.fr

DISPARITION. Née hongroise, française et parisienne d’adoption, elle était «l’artiste des artistes» par excellence. Elle est morte juste avant ses 100 ans, le 5 janvier prochain.

Vera Molnár, née Vera Gács le 5 janvier 1924 à Budapest, est la grande artiste française d'origine hongroise qui a poussé l’abstraction jusqu’à la poésie, poursuivant à sa manière expérimentale Homage to the Square de Josef Albers, figure du Bauhaus. En devenant française, Vera Molnár est devenue Véra Molnar, les accents ont changé de place et de syllabes ! On a appris, par sa galerie, que cette figure de l’histoire de l’art célébrée des artistes est morte ce matin du jeudi 7 décembre à Paris, juste avant d’atteindre ses 100 ans.

Proche de l’abstraction géométrique, cette artiste de la beauté du hasard est considérée comme la pionnière de l’art numérique et de l’art algorithmique. Dans sa très longue carrière artistique que les ans n’ont pas interrompue, cette admiratrice de Piet Mondrian et Paul Klee, cette proche de François Morellet a utilisé une grande diversité de matériaux et de supports. Cette femme pleine d’esprit dessinait, collait, peignait, concevait des sculptures, des programmes, des photographies, réalisait des installations, des estampes et des livres d’artistes.

Un portrait à l’atelier, en 2012, que Vera Molnár aimait beaucoup. Photo László Horváth

Un portrait à l’atelier, en 2012, que Vera Molnár aimait beaucoup. Photo László Horváth

Ses journaux intimes accompagnaient son travail depuis 1976. Elle se racontait encore avec beaucoup d'humour et de précision, en mars 2012, à Amely Deiss et Vincent Baby (Vera Molnár, Une rétrospective 1942-2012, Bernard Chauveau éditeur, Paris). «Maman était une bourgeoise un peu snob qui avait comme modèle Alma Mahler. Elle s’habillait comme Alma Mahler, elle voulait se comporter comme Alma Mahler, elle aimait l’art comme Alma Mahler. J’avais un oncle qui était peintre du dimanche (il s’était fait faire une blouse de peintre à la Rembrandt). J’allais chez lui l’admirer, il peignait des clairières, des sous-bois avec des nymphettes dansantes (...) L’odeur de la peinture à l’huile, les petites feuilles vertes et jaunes m’enchantaient (...) C’est de cet oncle que j’ai reçu en cadeau à la fin d’une année scolaire une magnifique boîte en bois de pastels que j’ai emportée durant l’été dans notre maison de campagne près du lac Balaton et tous les soirs je m’installais dans le jardin pour dessiner un coucher de soleil sur ce lac».

Vera Molnar, Sainte-Victoire On-Line (2018)

Vera Molnar, Sainte-Victoire On-Line (2018)

De ce «bonheur parfait», la fillette a l’intuition de l’artiste. «Très vite, je me suis rendu compte que cela allait très mal se passer parce qu’il y avait quatre couleurs : le gazon qui descendait jusqu’au lac, un vert; un bleu pour la couleur du lac; un deuxième gris-bleu pour le ciel et une couleur plus sombre pour les montagnes volcaniques de l’autre côté du lac». Les jours passent, les craies s’usent... Comment tenir tout l’été ? «Alors, j’ai inventé un programme : comment faire la translation vers d’autres couleurs ? J’ai décidé de prendre une couleur toujours plus à droite des quatre premières utilisées, et la semaine suivante, j’ai pris les voisines à gauche, encore quatre couleurs. J’ai fait cela assez longtemps, ce qui a abouti à réaliser des variations sans savoir ce que c’était», expliqua Vera Molnár qui s'interrogeait sur le carré magique rempli de chiffres dans la gravure Melancholia de Dürer (1514), un carré de 4 x 4 cases dans lesquelles sont inscrits des chiffres allant de 1 à 16. Sa géométrie souple a la tendresse légèrement décalée des paysages abstraits de Paul Klee (Architecture de variations, 1927). La couleur y prenait vie, comme dans les pétales monochromes d’une fleur (Partition d'une surface de 9 carrés, 1995).

Exposition "RE-RÉ-RES – Hommage à Vera Molnar" à l'Institut Liszt Paris (24 novembre 2022 - 11 février 2023)

Exposition "RE-RÉ-RES – Hommage à Vera Molnar" à l'Institut Liszt Paris (24 novembre 2022 - 11 février 2023)

Par sa volonté précoce et sa rencontre aux Beaux-Arts de Budapest avec Ferenc (François) Molnár, s’est donc dessiné très tôt un chemin à part qui les a conduits à Paris en 1948. L’art et la science allaient nourrir leurs débats constants, faisant de leur mariage un duo d’artistes très contradictoire et dynamique. Dès 16 ans, elle s’est choisi un destin. «J’ai décidé tout d’un coup que je ne croyais plus en Dieu, je ne voulais plus aller à l’église, je ne voulais plus faire de piano, je voulais faire de la peinture et j’ai décidé de faire ma vie en France. D’abord j’ai imaginé que la France, Paris, était la patrie de l’art et puis j’ai lu quelque part ou on m’a expliqué la beauté de l’idée de la République française, pas la France, la République. Je voulais vivre dans la République française», annonça cette lycéenne rebelle à sa famille choquée de la voir dessiner des nus (masculins !) à l'école d'art Sturm de Budapest. Communiste de jeunesse, elle se vida complètement du communisme après l’exécution du Premier ministre hongrois, communiste, László Rajk, pour «espionnage et haute trahison» en 1949. Vera Molnár mettra alors plus de 15 ans avant de retourner en Hongrie.

Exposition "RE-RÉ-RES – Hommage à Vera Molnar" à l'Institut Liszt Paris (24 novembre 2022 - 11 février 2023)

Exposition "RE-RÉ-RES – Hommage à Vera Molnar" à l'Institut Liszt Paris (24 novembre 2022 - 11 février 2023)

Les jeunes étudiants hongrois Vera et Ferenc Molnár visitent d’abord Rome grâce à une bourse d’étude hongroise, y restent six mois, puis arrivent à Paris en décembre 1947 avec un visa de tourisme de six jours. L’oncle de Vera, Alexandre (Sándor) Trauner a un poste important dans l’industrie cinématographique et vit à Paris depuis 1929. Ils les introduit «à la table des artistes hongrois» du Café Select, aux côtés d’István Beöthy et sa femme Anna Steiner, de József Csáky et Monda de Misztrik. La rencontre en 1957 avec le jeune François Morellet sera déterminante. «Ils semblaient être les seuls et uniques maîtres , de façon systématique et sans compromis, de tous les genres sans exception (...) Leur recherche est basée sur des méthodes scientifiques, sur la psychologie, sur le théorie de la Gestalt», s’enthousiasma Morellet, précurseur du minimalisme (1926-2016) que François Molnár présenta à son compatriote, Victor Vasarely, qui devint à son tour son grand ami.

«Vera Molnár avait 99 ans. Pionnière du codage informatique dans l'art, l'artiste, née en 1924 à Budapest, travaillait actuellement aux côtés de Christian Briend, conservateur au Musée national d'art moderne, sur une importante exposition qui ouvrira en février 2024», a souligné le Centre Pompidou dans son communiqué marqué par «une profonde tristesse». 3 carrés noirs, 3 rectangles gris, 5 rectangles bleus (1950) ; Quatre éléments distribués au hasard (1959) ; 9 carrés rouges (1966) : les titres sont stricts, l’artiste était vive et chaleureuse. S'inscrivant dans le courant de l'art concret, la production de Vera Molnár se fonde sur des formes géométriques simples et joue sur des effets de perception visuelle (Structure de quadrilatère sur fond orange, 1967).

«Co-fondatrice, en 1961, du Groupe de recherche d'art visuel (Grav) avec François Morellet et son mari, l’artiste et chercheur François Molnár notamment, Vera Molnár fut, dès 1968, l'une des premières artistes à faire de l'ordinateur son outil de prédilection, utilisant les algorithmes. En 1959 déjà, elle créait sa ’machine imaginaire ’, un programme simple qui impulse une transformation des formes, combinant consignes et interdits, décidant des formes, des couleurs, des textures, des matériaux, des supports et dessine sur un rouleau les propositions qu'elle retient», a souligné le musée parisien. Elle établit la méthodologie de la création d’images générées par algorithmes et se passionne pour la «future science de l’art». A ce titre, elle passionne à son tour les jeunes générations de l’art numérique.

Exposition "RE-RÉ-RES – Hommage à Vera Molnar" à l'Institut Liszt Paris (24 novembre 2022 - 11 février 2023)

Exposition "RE-RÉ-RES – Hommage à Vera Molnar" à l'Institut Liszt Paris (24 novembre 2022 - 11 février 2023)

Jeu permanent avec l'ordinateur

Vera Molnár présentait justement cet hiver Cent (ou mille) façons de faire, dans le nouvel espace de la galerie 8+4 (13, rue d'Alexandrie à Paris, 2e) depuis le 14 octobre 2023 et jusqu’au 20 janvier 2024. «Cette disciple de Piet Mondrian et de Sonia Delaunay célèbre son 100e anniversaire sur le devant de la scène en faisant l'objet d'une remarquable exposition», se félicitait déjà la galerie parisienne. «L'artiste, véritable pionnière de l'art numérique, n'a cessé ces derniers mois de dessiner et de décliner le motif de ses petites croix jusqu'à recouvrir un mur entier de la Galerie 8+4 . Cent croix qui symbolisent autant d'années passées sur Terre à repenser les codes de l'art contemporain, insufflant un ’soupçon de désordre’ à chacune de ses apparitions. Cette exposition ne déroge pas à la règle, explorant les mille façons de faire et de défaire, de construire et de déconstruire, pour ne conserver finalement que la beauté du hasard. »

En avril 2022, la galerie lançait sa nouvelle création, «2% de désordre en co-opération». C'est à partir de 1968 que Vera Molnár, va commencer à utiliser un ordinateur. Mais c'est toujours dans son cerveau que germent les idées ; l'ordinateur ne crée pas les œuvres à sa place. C'est un outil rapide et efficace à propos duquel elle a pu déclarer: “Un grand nombre de mes travaux sont réalisés et souvent exécutés par ordinateur. Mais s'ils ont quelque valeur, ou si, au contraire, ils n'en ont aucune, la machine n'en est nullement responsable. L'ordinateur, si étonnant soit-il, n'est pour le moment qu'un outil qui permet de libérer le peintre des pesanteurs d'un héritage classique sclérosé. Son immense capacité combinatoire facilite l'investigation systématique du champ infini des possibles.”»

Depuis les années 1990 et jusqu'à aujourd'hui la pratique de Véra Molnar montre une sorte de jeu permanent avec l'ordinateur. Établissant un protocole, elle fabrique ainsi des images de toutes sortes, en les composant de manière entièrement subjective, à la main et avec une totale liberté modale de facture, de choix des formes et des matériaux. Sa galerie gardait l’espoir de la voir centenaire.

Article de Valérie Duponchelle, paru le 7 décembre 2023 sur lefigaro.fr

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