L’histoire des pays d’Europe centrale, comme celle de la Hongrie, est peu connue en France, néanmoins certaines idées emblématiques persistent depuis des siècles et offrent des stéréotypes liés au caractère national guerrier et à l’esprit militaire de ces peuples. Les images comme celle des hussards hongrois sont toujours vivantes dans l’opinion occidentale sans avoir de véritables bases de connaissances historiques sur les échanges militaires entre les deux cultures de guerres. L’histoire militaire connaît un véritable regain de faveur dans ces derniers temps avec une publication massive d’ouvrages scientifiques ou plus populaires consacrés aux grandes batailles et guerres. Les batailles de Mohács, de la Montagne Blanche ou de Waterloo fascinent un grand nombre de lecteurs, auditeurs ou spectateurs. Beaucoup de nouveaux projets de recherches sont en cours aussi bien en France qu’en Hongrie. Dans certains domaines, comme les relations militaires franco-hongroises à l’époque moderne, la collaboration entre les chercheurs se manifeste depuis de longues années par des colloques, conférences et publications communes. Les professeurs Olivier Chaline et Ferenc Tóth nous partagent leurs idées sur leurs recherches et expériences vécues.
Olivier Chaline est professeur d’histoire moderne à Sorbonne Université. Ses recherches portent sur des sujets variés : France XVIIe et XVIIIe siècles, histoire de la monarchie autrichienne et notamment des Pays de la Couronne de Bohême, histoire de la guerre de plus en plus sur mer. L’histoire militaire de l’Europe centrale occupe une place importante dans ses travaux, tant avec son étude traduite en tchèque sur la bataille de la Montagne Blanche que dans son séminaire à la Sorbonne où il est souvent question de l’armée des Habsbourg, de Rodolphe II à Charles Ier. Plusieurs années ont été consacrées à Marie-Thérèse et la guerre.
Ferenc Tóth est conseiller scientifique de l’Institut d’histoire du centre de recherche en sciences humaines de l’Académie hongroise des sciences. Ses domaines de recherche sont l’histoire des relations franco-hongroises aux xviie et xviiie siècles, l’histoire des militaires et agents hongrois au service de la France, l’influence des guerres turques en Europe à l’époque moderne. Il a publié plus de 20 livres et de 200 études, notamment Ascension sociale et identité nationale. Intégration de l’immigration hongroise dans la société française au cours du xviiie siècle, 1692-1815 (Budapest, Nemzetközi hungarológiai központ, 2000) etc. Récemment il a donné un cycle de conférences à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes sur les relations militaires franco-hongroises à l’époque moderne et contemporaine.
Depuis de longues années, vous publiez des livres et articles sur l’histoire militaire. D’où vient votre intérêt personnel pour ce sujet ? Avez-vous fait le service militaire dans votre jeunesse ?
FT : Comme je fais partie d’une génération qui avait l’obligation de faire le service militaire dans les années 1980, j’ai pu connaître de près la vie quotidienne des soldats, les exercices militaires et les problèmes des armées dans un contexte historique assez particulier. A cette époque, les étudiants admis dans l’enseignement supérieur devaient passer un an de service national avant leurs études universitaires. Malgré les difficultés que cela me posait, en me souvenant de cette année, je ne regrette pas d’avoir une expérience de vivre « dans la peau d’un soldat » qui m’a permis de faire connaissance d’une réalité bien différente de celle qu’on trouve dans les ouvrages d’histoire militaire. Mais, ma motivation vient, je crois, de mes lectures et activités de jeunesse où j’étais passionné pour les questions des guerres et de stratégie.
OCH : Le phénomène guerre m’a très tôt intéressé et, enfant, je rêvais de devenir officier de marine, ce qu’une relation trop distante avec les mathématiques a rendu inenvisageable. Plus tard, j’ai hésité entre l’histoire et l’armée. Celle-ci, lors de mon service militaire, ne m’avait pas précisément ébloui, l’université non plus d’ailleurs, ni pendant mes études ni depuis. Une question essentielle pour moi est de comprendre comment on fait, ce qui est possible dans des conditions données et ce qui ne l’est pas ou plus. Pour la Montagne Blanche, c’était le maniement de la pique et du mousquet, la mise en œuvre du carré de piquiers et de mousquetaires. Pour les vaisseaux des XVIIe et XVIIIe siècles la navigation en escadre, les manœuvres, les transmissions, en définitive le commandement concret à la mer. Je ne trouvais pas cette approche dans la littérature historique ou militaire disponible. Il a donc fallu se mettre à écrire les livres que j’aurais aimé lire.
Quelles sont les principales raisons qui explique le regain de faveur de l’histoire militaire en France et en Hongrie ? Y a-t-il des recherches parallèles ?
FT : Je crois que les changements se déroulaient parallèlement dans nos deux pays durant les décennies passées. En dépit des grandes traditions de l’historiographie militaire en France et Hongrie, pendant un demi-siècle ces sujets étaient écartés des recherches universitaires. Cela s’explique par l’influence des historiographies (comme le marxisme en Hongrie ou celle de l’école des Annales) qui accordaient plus d’importance aux grands mouvements historiques de longue durée (économie, démographie etc.) qu’aux événements politiques ou militaires. Les souffrances des guerres mondiales expliquaient certainement aussi le rejet des sujets d’histoire militaire dans les facultés de lettres. Ils étaient plutôt réservés aux écoles des formations des officiers et des instituts d’histoire militaire des armées. Paradoxalement, le regain de faveur pour l’histoire militaire correspondait largement avec la disparition du service militaire. Les recherches parallèles existaient bien j’en ai eu la confirmation quand j’ai pu poursuivre mes études doctorales en France sous la direction du professeur Jean Bérenger de l’Université de Paris-Sorbonne. Il est un des meilleurs spécialistes de l’histoire de l’Europe centrale et de l’histoire militaire de l’époque moderne, j’ai beaucoup apprécié ses vastes connaissances et son soutien amical.
OCH : Beaucoup de choses ont changé avec la fin du siècle dernier. Historiographiquement, les exclusives des Annales – qui ne m’avaient jamais convaincu – ont perdu leur force. Socialement, la disparition du service militaire a entraîné celle de l’antimilitarisme. La réapparition de la guerre en Europe, dans l’ex-Yougoslavie puis les deux conflits dans le golfe, l’Afghanistan, ont créé un nouvel intérêt. Les armées, notamment la Marine qui m’est la plus familière, ont tissé des liens nouveaux avec la recherche universitaire. Je suis lié scientifiquement à l’Ecole Navale et j’y interviens chaque année. À la Sorbonne, les enseignements d’histoire militaire ont du succès, en L comme en M. Des garçons et des filles formés chez nous font ensuite des carrières dans le monde militaire. Dans la maison, la tradition est bien établie depuis André Corvisier pour l’armée et Jean Meyer pour la marine. Et c’est avec Jean Bérenger que j’ai fait mon habilitation sur la Montagne Blanche. Par lui, l’ouverture était déjà faite du côté des historiens d’Europe centrale. Le siège de Vienne de 1683 est entré dans la culture historique des modernistes français.
Quel est l’intérêt des recherches sur l’histoire militaire de l’Europe centrale à l’époque moderne ?
FT : A l’époque moderne, les guerres étaient particulièrement fréquentes sur notre continent. Les guerres de religions, les guerres dynastiques ainsi que les guerres turques transformaient profondément la vie des gens. Les théories scientifiques autour du phénomène de la « révolution militaire » en Europe occidentale et ses influences en Europe centrale décrivent bien ces changements. De nombreux historiens ont déjà montré la modernité des guerres des XVIIe-XIXe siècles qu’ils qualifient comme des premières manifestations de la guerre totale. C’est aussi à cette époque que se met en place la tactique de la petite guerre qui constitue la préfiguration des stratégies asymétriques de notre époque. Le comte de Montecuccoli est l’un des grands fondateurs de la pensée militaire européenne et certaines des préoccupations exprimées dans ses Mémoires ne sont pas dépourvues d’actualité. Un autre auteur quasiment inconnu, le baron de Tott, ouvre la voie à la science militaire des guerres orientales, qui sera perfectionnée au siècle suivant par les spécialistes des guerres coloniales. Il n’est pas inutile de redécouvrir les fondations d’un édifice qui continue à structurer l’institution militaire à l’époque contemporaine. Ces exemples peuvent éclairer notre analyse de la complexité stratégique contemporaine.
OCH : En prenant l’armée des Habsbourg pour fil conducteur dans le labyrinthe de l’histoire de l’Europe centrale, on a la possibilité d’une approche très originale dépassant le compartimentage des historiographies et des mythologies nationales et souvent nationalistes. Ce fut un phénomène unique dans l’histoire européenne et que seule la Maison d’Autriche pouvait susciter : une armée multinationale, qui se rêvait même supranationale, capable d’articuler plutôt bien que mal, des peuples, des langues, des religions à partir du XIXe siècle, dans la fidélité à un homme et au-delà de sa personne à une dynastie. Elle attira longtemps des hommes qui n’étaient même pas des sujets des Habsbourg, Italiens, Irlandais, Français… Comment forger un instrument militaire avec des gens aussi divers ? La question reste d’actualité devant les échecs répétés d’une Europe de la Défense. Comment se faire comprendre et obéir ? Comment tisser des fidélités ? L’armée des Habsbourg fut un phénomène pas seulement militaire mais aussi social, linguistique et plus largement culturel.
Quels sont les sujets de vos recherches actuelles ? Où est-ce que vous en trouvez les sources ?
FT : Je m’intéresse beaucoup aux migrations militaires entre les différents pays et aux transferts des pratiques, des savoirs, des technologies militaires ainsi qu’aux influences des cultures de guerre. Durant mes études doctorales, je m’occupais des émigrés hongrois en France à l’époque des Lumières, les fameux hussards de l’armée française qui n’ont pas disparu complètement car il existe toujours deux régiments de hussards ayant un nom hongrois (Berchény et Esterhazy). J’ai l’intention de publier prochainement une monographie en hongrois aussi sur l’histoire de l’émigration hongroise en France au XVIIIe siècle. Néanmoiens, mes recherches actuelles portent sur le mouvement inverse, celui des officiers nobles français et francophones qui combattaient en Hongrie et en Europe centrale. Comme beaucoup combattaient au service de l’Empereur, ils furent largement oubliés et restent encore des personnages à découvrir. Le duc Charles V de Lorraine, le prince Eugène de Savoie, le comte Jean-Louis de Rabutin et beaucoup encore avaient laissé des sources fabuleuses sur leurs activités en Hongrie et dans les pays voisins. Les sources sont souvent dispersées, on en trouve beaucoup en France, dans les grandes collections d’archives (Service Historique de la Défense, Archives nationales, Archives diplomatiques etc.) et des bibliothèques, mais aussi en Autriche, Hongrie, Bohême, Slovaquie etc. C’est un travail de recherches extrêmement complexe et passionnant.
OCH : Actuellement j’achève la réalisation d’un volume collectif Commander et naviguer en opérations : de Grasse, Vaudreuil et l’Indépendance américaine (1781-1783). Les sources sont précisément les journaux de campagnes des vaisseaux français et britanniques qui s’affrontèrent dans cette longue campagne qui changea l’histoire du monde. L’exercice du commandement est un thème qui m’occupe aujourd’hui. Et il me donne aussi la possibilité de reprendre sous un jour nouveau des sujets d’histoire militaire de l’Europe centrale. J’ai pu dépouiller les liasses d’archives conservées à Třeboň en Bohême du Sud de la chancellerie militaire du comte de Buquoy, le chef de l’armée impériale en 1618-1621. C’est un sujet qui concerne aussi la Hongrie puisqu’il meurt en juillet 1621 à Ersekujvár (Neuhäusel / Nové Zamky) en combattant les troupes de Gabriel Bethlen. Justement, cette fin hongroise de son existence est la partie la moins étudiée de celle-ci, or on a tout lieu de penser que parmi les nombreux francophones de son armée servait comme volontaire pour apprendre la guerre et s’éprouver lui-même un certain René Descartes.
Comment peut-on envisager des recherches communes ? Quels périodes ou événements vous paraissent les plus convenables pour réunir des collègues français et hongrois ?
FT : Le plus souvent les recherches communes s’établissent spontanément. Le rôle des colloques et d’autres rencontres scientifiques est essentiel. Hélas, la période actuelle ne les favorise guère. Ensuite, les recherches parallèles peuvent aboutir à des collaborations plus durables, à des publications et à des projets de recherches bilatérales et multilatérales. Actuellement, nous sommes impliqués dans plusieurs projets scientifiques sur l’histoire de la migration nobiliaire à l’époque moderne (projet Balaton-Hubert Curien et projet coopération hungaro-belge). Outre l’actualité des recherches sur les migrations, ce sujet ouvre de larges perspectives pour une coopération de longue durée. Nous sommes très heureux de voir de plus en plus de jeunes chercheurs et chercheuses parmi nos collègues. Les recherches individuelles sont bien soutenues par les bourses Klebelsberg du Ministère de l’Economie extérieure et des affaires étrangères hongrois et par celles de l’Ambassade de France en Hongrie.
OCH : Je ne crois pas du tout à la fécondité des orientations autoritaires de la recherche sur des thématiques imposées comme c’est le cas en France avec l’ANR. Si vous voulez obtenir des moyens financiers, vous devez travailler sur tel ou tel sujet. Il n’en résulte que le conformisme universitaire le plus navrant et en définitive la stérilité générale. Laissez-nous faire notre métier ! Nous le connaissons mieux que vous… Seules les réflexions nées du silence des archives et les entreprises suscitées par les liens personnels sont probantes pour ouvrir des thématiques originales. Il est clair qu’un renouvellement des sujets partagés s’impose pour avancer plus loin. La veine historique franco-hongroise est largement épuisée aujourd’hui. Mais un traitement commun de sujets soit entièrement hongrois ou centre-européens, soit pleinement français me semble porteur d’avenir. C’est bien entendu autrement plus exigeant mais tout-à-fait stimulant intellectuellement.
Quels sont vos expériences les plus inoubliables pendant vos carrières ?
FT : J’ai toujours beaucoup apprécié les colloques militaires avec les collègues français. Nous avons déjà organisé une série de colloques aussi bien en France qu’en Hongrie. Les plus mémorables de ces rencontres ont été pour moi les colloques à Szentgotthárd-Vasvár (en mémoire de la bataille de Saint-Gotthard et de la paix de Vasvár en 1664) où nous avons découvert non seulement les nouveaux résultats scientifiques et le terrain de la bataille avec des experts militaires. De même, le colloque « Armes et cultures de guerre en Europe centrale XVe – XIXe siècles » organisé par mes collègues de l’Université Paris IV, dont le Professeur Olivier Chaline, au Musée de l’Armée (Invalides) en février 2006, reste bien gravé dans ma mémoire. Après les communications, nous avons tiré aux mousquets à l’ancienne à poudre noire sur un stand de tir près de Versailles. Les expériences vécues jouent toujours un rôle dans ces rencontres. Enfin, nos programmes scientifiques déjà réguliers au sein de l’Institut hongrois de Paris, des conférences, des colloques, des présentations de livres etc. auxquels nous sommes très reconnaissants, nous permettent de renforcer ces collaborations de plus en plus enrichissantes.
OCH : Le même épisode reste profondément marqué dans ma mémoire : après un colloque pittoresque aux Invalides où nous apprîmes tout sur le fokos, il y eut dans un camp militaire une démonstration de tir à poudre noire qui devint un exercice général dans une ambiance de récréation, en dépit d’un temps glacial. Plus récemment, lors du tournage d’une émission sur la Montagne Blanche, j’ai pu grâce à Česká televize, sur le champ de bataille, manier la pique, tirer de nouveau au mousquet et même au canon. Au-delà de l’aspect jubilatoire de l’exercice en plein air – Adieu, vieille Sorbonne !, il y a tout ce qu’on découvre en pareille occasion et qu’aucun livre ne vous apprend. J’ai eu la même expérience sur mer, en embarquant sur une goélette de la Marine. Voir et faire ce qu’on ne connaît que par les archives ouvre les yeux.