Interview sur le Traité de Trianon

avec les historiens Catherine Horel (CNRS, SIRICE, Université Paris I)
et Balázs Ablonczy (BTK-TTI, Groupe de recherche Trianon100)

Le laboratoire SIRICE (Université Paris I Panthéon-Sorbonne), le CREE (INALCO), l'Institut hongrois de Paris et le Groupe de Recherche MTA Trianon100 avait prévu d'organiser un colloque international consacré au centenaire du traité de Trianon. Conformément aux mesures sanitaires en vigueur, le colloque a dû être reporté à l'automne, c'est pourquoi nous avons interrogé les organisateurs, Catherine Horel (CNRS, SIRICE, Université Paris I) et Balázs Ablonczy (BTK-TTI, Groupe de recherche Trianon100) par voie électronique.

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Quelles sont les origines du traité et quel était la logique des traités?

Catherine Horel : Le traité est l'expression de la Conférence de la paix réunie à Versailles et dans divers châteaux de l'Ouest parisien (Saint-Germain-en-Laye, Sèvres, Neuilly). La paix est incontestablement dictée par les vainqueurs qui imposent leur vision du nouvel ordre européen. Aux vainqueurs sont associés des pays ou groupes nationaux auxquels ont été fait des promesses : - aux États pour les convaincre d'entrer en guerre aux côtés de l'Entente (Italie, Roumanie par exemple) ; - aux groupes nationaux, essentiellement de l'Autriche-Hongrie, dans le but de les "libérer" de la domination des empires (Russie, Empire ottoman, Autriche-Hongrie. Cette démarche fait suite à la déclaration du président Wilson qui n'impliquait toutefois pas automatiquement le démembrement de l'empire des Habsbourg.
Aux vainqueurs sont soumis les vaincus (rappelons la phrase programmatique : "L'Allemagne paiera") qui doivent payer des réparations, subissent la loi de commissions de contrôle interalliées et des régimes d'occupation. Il y a donc bien un aspect punitif résumé par l'accusation faite à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie d'avoir provoqué le conflit. Face à ces accusations, les vaincus développent un syndrome victimaire.

Balázs Ablonczy : Je pense que l’idée de dissoudre la Monarchie Austro-Hongroise était décidée en 1917-1918 par plusieurs étapes. Néanmoins déjà avant cette date il y a avaient un certain nombre de pays (notamment la Russie) et certains cercles d’intellectuels en France et en Grande-Bretagne qui ont plaidé pour une forte recomposition de la région, pour ainsi dire. Le mot d’ordre général était le wilsonisme et la volonté des peuples de disposer d’eux-mêmes. Cela était souvent combiné avec des raisonnements historiques (la date d’arrivée de tel ou tel peuple à tel ou tel lieu) et géostratégiques (chemins de fer, voies d’eau), la viabilité des frontières étant au cœur des travaux de tracés de frontières. L’enjeu principal pour la France était la sécurité, c’est-à-dire de prévenir une attaque aussi dévastatrice que celle de 1914 de l’Allemagne en constituant tout un réseau d’alliances dans l’Est de l’Europe et en quelque sorte (et en cela Paris était d’accord avec Londres) d’ouvrir la coquille centre-européenne, la soustraire de l’influence „germanique” et rendre la région accessible aux capitaux et entreprises français via l’internationalisation du Danube par exemple.

Quelles sont les conséquences directes du traité pour la Hongrie et pour la situation géopolitique de l'Europe centrale ?

Catherine Horel : Contrairement à ce qu'avait espéré la France, il ne se crée pas un bloc défensif en Europe centrale à la place de l'empire des Habsbourg, destiné à faire barrage à l'Allemagne, d'une part, l'obsession française, au bolchevisme, d'autre part. Le dessin des nouvelles frontières produit des antagonismes fort (Pologne/Tchécoslovaquie) et la formation de la Petite Entente sur l'initiative tchécoslovaque est dirigé contre la Hongrie selon deux logiques : la peur du bolchevisme (république des Conseils) et du révisionnisme. Cette dernière est un fantasme, de même que la restauration des Habsbourg, mais cela sert de prétexte à une attitude délibérément méfiante voire franchement hostile à l'égard de la Hongrie et dans une moindre mesure de l'Autriche. La situation est verrouillée par les peurs et les haines des uns contre les autres et cela rend impossible toute solution "danubienne".

Balázs Ablonczy : Au court terme une perte de 3,2-3,3 millions de magyarophones qui sont devenus des citoyens des Etats successeurs d’une communauté linguistique de 10 millions de personnes en 1910. Cela dit, un Hongrois sur 3 devient sujet d’un autre Etat. Pour les Etats successeurs c’est le moment de la libération nationale, l’aboutissement de la volonté de construire son propre Etat et rassembler tous les conationaux dans un même pays. Les traités de l’après-guerre ont scindé en plusieurs partie un grand empire multiethnique qui représentait une sorte de marché commun à la place, en créant toute une galaxie d’Etat relativement petits, essentiellement agricoles et en querelle perpétuelle sur le tracé des frontières ou sur des problèmes émanant de la dissolution de l’empire des Habsbourgs. D’autre part, la Hongrie coincée restait toujours „un trou” dans le système de sécurité français en Europe centrale.

Comment la Conférence de Paix a préparé des traités avec des vaincus ?

Catherine Horel : La Conférence de la paix a été l'âge d'or des "experts" : diplomates, géographes, militaires, dont les préconisations n'ont toutefois pas été systématiquement suivies par les décideurs. Chaque pays, vainqueurs comme vaincus, a mobilisé la science sociale (statistique, géographie, histoire) à l'appui de son argumentaire. On peut rappeler ici le rôle de la carte "rouge" de Pál Teleki. Or la majeure partie des décisions sur le tracé des frontières relève en définitive de la tactique du fait accompli et de l'appropriation du terrain par les forces armées (Roumanie, Tchécoslovaquie, Serbie).
Contrairement à ce que certaines populations espéraient, il y a eu très peu de plébiscites (Carinthie, Burgenland (Sopron), Haute-Silésie) et l'on comprend pourquoi car ils ont tous amené un résultat inverse de ce que les vainqueurs avaient prévu.
De manière générale les vaincus (Autriche, Hongrie) ont eu le douloureux sentiment que tout était déjà décidé sans eux au moment où leurs délégations arrivent à la Conférence. De cette impression naît la notion de Diktat qui exprime l'impuissance et l'humiliation. Les discussions ne se déroulent pas de vive voix entre les délégations et les membres de la Conférence mais par un système de navettes écrites, peu propices à l'écoute.

Balázs Ablonczy : Ces traités ont été pour la plupart du temps moulus dans le même moulin que le traité avec l’Allemagne, à part les clauses territoriales peu de choses les différenciaient (effectif préconisé de l’armée par exemple). Les Etats successeurs ont présenté leurs demandes en janvier-février 1919, puis les commissions territoriales (essentiellement la commission tchécoslovaque et la commission roumano-yougoslave en décidaient puis l’affaire est remontée au niveau politique [Conseil des 10, Conseil des 4 etc.] et ils prenaient une décision finale qui a été présenté aux vaincus, sans véritable situation de discussion.

Comment pourrait-on décrire la situation de la Hongrie en 1920 ?

Catherine Horel : Je cite d'après mon livre sur Horthy : " La Hongrie vit en l’espace de quelques mois un ensemble de bouleversements incomparable : aucun État n’est autant ébranlé. Il n’est pas étonnant que les esprits les plus cartésiens aient été saisis de découragement, mais il est tout aussi légitime que certains se soient levés pour tenter de remettre de l’ordre. Le chaos règne dans le pays qui est partagé entre les communistes, les armées roumaines, l’armée française et les représentants de la commission de contrôle interalliée (Britanniques, Français et Italiens), et les groupes contre-révolutionnaires qui commencent à se former à partir d’anciens officiers et soldats de l’armée austro-hongroise. La population est à juste titre désemparée. L’identité collective hongroise vit là sa grande crise majeure car elle ne parvient pas à se projeter dans l’avenir. Ce dernier est incertain à bien des égards. L’État hongrois est désincarné car le souverain est absent (la Couronne est certes préservée mais sans titulaire) et le territoire millénaire envahi et contesté. Tous les repères sont brouillés. Il faut reconstruire un cadre politique dans lequel la nation puisse se reconnaître et fonctionner. C’est pourquoi la contre-révolution apparaît bientôt à tous (y compris aux Alliés et observateurs extérieurs) comme l’unique alternative car elle repose sur des bases connues (la monarchie, l’armée, les églises) qui sont celles de l’ancien régime. Ses animateurs sont des figures familières de la vie politique hongroise, ils portent les noms des familles qui gèrent le pays depuis des siècles (Bethlen, Teleki, Károlyi, Zichy, Andrássy). Même les Habsbourg sont encore là par l’intermédiaire de l’archiduc Joseph.1

Balázs Ablonczy : Grave. Pas forcément de point de vue politique (mais quand-même…) mais sur le plan économique et sociale. Une inflation galopante, des territoires du pays toujours occupés (Baranya par ex.), un flot toujours croissant des réfugiés (en somme 400 à 500 mille personnes dans un pays de 7,6 millions d’habitants), les violences exercées par les détachements militaires „blancs”, pénurie de vivres, de charbon et de tout.

Comment la société a réagi au traité, qui a mis fin (formellement) à la guerre de 1914 ?

Catherine Horel : Je cite mon article : "La réception du traité, immédiatement qualifié de diktat (békédiktátum) par la presse, est désastreuse. À Budapest, les écoles et administrations observent un jour de fermeture, la une des journaux est encadrée de noir, les drapeaux sont en berne. Des marches funèbres sont organisées. Une manifestation de protestation s’ébranle à 9 heures 30 de la place des Héros en direction du centre ville : les participants portent des pancartes portant les noms des provinces détachées, ils chantent l’Hymne et des refrains de 1848. Certains crient « Justice pour la Hongrie » ou encore « À bas l’Entente » et « Ceci n’est pas la paix ». Le cortège aboutit – selon le parcours rituel – à la statue du poète Sándor Petőfi au bord du Danube. De là certains se rendent à la Basilique Saint-Étienne. À dix heures, toutes les cloches sonnent le glas, les tramways et tous les trains du pays restent cinq minutes à l’arrêt. En même temps que la messe célébrée dans la Basilique par l’évêque aumônier de l’armée nationale István Zadravecz, des services sont assurés dans les églises protestantes des places Kálvin (réformée) et Deák (luthérienne) ainsi que dans l’église unitarienne de la rue Hold. L’assemblée nationale tient une session extraordinaire à onze heures et son président István Rakovszky fait une courte allocution déplorant le démembrement d’une communauté séculaire et lançant un appel aux populations des territoires séparés.
En 1920, c’est la notion de « deuil de la nation », faisant suite au deuil de l’Empire et à celui des familles, qui s’impose. La dimension du martyrologe de Trianon exalte le patriotisme et les racines chrétiennes. Dès le lendemain de la signature du Traité des récits sont publiés pour insister sur l’ampleur du traumatisme et l’injustice d’une situation qui est attribuée à l’union avec l’Autriche et au-delà avec l’Allemagne. L’identité nationale du XXe siècle se fonde sur ce sentiment traduit par une sémantique chrétienne : on parle ainsi de « Golgotha hongrois » et de « calvaire »."2

Balázs Ablonczy : Il y avait certainement un sentiment d’humiliation, ressentie (pas pour tout le monde et pas de la même façon) par une bonne partie de l’opinion et en même temps un recommencement après 20 mois de révolutions, changement de régimes incessants, violences, terreur idéologique, occupations et cette guerre ˇaprès la guerre” qui suivait l’armistice de 1918.


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1 (en français p.109 ; en hongrois p.85)

2Citation de l'article : "Le traité de Trianon, 4 juin 1920,ou le deuil de la nation hongroise", in Corine Defrance, Catherine Horel, François-Xavier Nérard (dir.), Vaincus ! Histoires de défaites. Europe XIXe-XXe siècles, Paris, Nouveau Monde, 2016 p.207-228 (ici p.211-212).