Carrière Hongrie-France

Interview avec Edina Bozoky, historienne hongroise spécialiste du Moyen Âge

Vous avez commencé vos études à Budapest, puis vous l'avez continué à Paris et à Poitiers.

J'ai fait mes études à l'Université Eötvös Loránd de Budapest de 1966 à 1972. Au départ, j'aurais voulu devenir peintre (ma mère, Maria Bozóky, était graphiste-peintre et écrivaine), mais je n'ai pas été reçue à l'Ecole des Beaux-Arts (Képzőművészeti Főiskola), extrêmement sélective, en revanche, j'ai réussi l'examen d'entrée à l'Université, spécialités histoire et français.
Dès la première année, j'ai été fascinée par les cours du professeur Istvan Hahn. Il enseignait l'histoire antique, en particulier l'histoire romaine, mais il avait aussi des « séminaires spéciaux » sur l'histoire religieuse antique. J'ai assisté également au séminaire spécial d'un jeune assistant, Géza Komoróczy, sur l'étude historique de la Bible. J'ai commencé le latin en Ière année, mais très vite j'avais envie de lire des textes latins sur la religion, car j'ai découvert alors le manichéisme, une religion dualiste née en Perse, puis répandue dans le monde romain et aussi en Asie. Le professeur Hahn m'a aidée à faire des petites traductions des traités de saint Augustin contre les manichéens.
Quant à la spécialité « français », j'étais passionnée par la littérature française (que je connaissais d'abord par des traductions), mais les sujets des cours ne m'emballaient pas, d'autant plus que l'on commençait par l'étude de la littérature classique du XVIIe siècle que je n'appréciais pas particulièrement...
En 2e année, j'ai pu rajouter une troisième spécialité à mon cursus, l'histoire de l'art. Comme c'était une matière que l'on n'enseignait pas à l'école secondaire, on ne pouvait l'étudier que comme discipline « secondaire », tout comme l'ethnologie, la psychologie.

A l'époque, quelles étaient les différences les plus importantes dans le monde universitaire français et hongrois? Du point de vue scientifique, qu'est-ce que la possibilité français a signifié pour vous?

Par rapport aux études universitaires françaises à l'époque, il y avait plusieurs différences. En Hongrie, on devait terminer un cycle de cinq ans d'études pour obtenir un diplôme, tandis qu'en France, la licence achevait un cycle ; ensuite les étudiants pouvaient faire une maîtrise en un an, ou préparer un concours d'enseignement. En Hongrie, les études universitaires incluaient obligatoirement la préparation au métier de l'enseignant, et en 5e année, tout en suivant les stages pédagogiques et les cours, on devait aussi rédiger un mémoire de maîtrise. En Hongrie, le contenu de l'enseignement embrassait davantage la culture générale qu'en France, où, surtout après 1968, avec les « unités de valeur », les étudiants approfondissaient certains aspects ou certaines périodes, mais pouvaient tout à fait faire passe sur d'autres. Et, enfin, à cette époque, en Hongrie les études universitaires étaient tout à fait sélectives, tandis qu'en France, l'université était déjà ouverte à tous ceux qui avaient le baccalauréat.

Comment avez-vous choisi votre domaine de recherche?

J'ai été donc passionnée par l'histoire religieuse, en particulier par le dualisme qui caractérise les hérésies (on dit maintenant « dissidences ») médiévales. En hiver 1969-1970, j'ai pu passer trois mois avec une bourse du gouvernement français à Poitiers, au Centre d'Etudes supérieures de Civilisation médiévale, sur la recommandation du professeur Janos Györy, qui y avait enseigné.
Pendant mon court séjour, j'ai découvert aussi la littérature du Graal (au cours de Pierre Gallais) ; j'ai rencontré plusieurs spécialistes du manichéisme (Henri-Charles Puech) et du catharisme (René Nelli à Carcassonne). J'ai noué des relations d'amitié avec d'autres stagiaires qui étaient déjà ou qui sont devenus depuis des médiévistes connus, comme Thérèse de Hemptinne (Gand), John B. Friedmann (Illinois). J'ai asssité aux séminaires du professeur Labande, alors directeur du CESCM.
J'ai terminé mes études en Hongrie en 1972. La dernière année, je travaillais déjà comme assitante de recherche du Musée d'Agriculture. Mais j'avais une grande nostalgie de Poitiers. Pour des raisons très personnelles, mais pas du tout politiques, j'ai quitté la Hongrie en septembre 1972. J'avais une petite bourse du Conseil régional de la Vienne, obtenue grâce à Georges Pon, secrétaire du CESCM.
Je voulais faire mon doctorat sur les croyances cathares ; je me suis inscrite dès lors à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, 5e section (Etudes religieuses) où la professeure Christine Thouzellier avait son séminaire sur le catharisme. C'est elle qui m'a proposé de rééditer, de traduire et de commenter un texte latin utilisé par les Cathares d'Italie, intitulé « Interrogatio Iohannis ». J'ai trouvé une chambre d'étudiant à Poitiers, louée par la famille Désert, qui est devenue un peu ma famille d'adoption pendant neuf ans.
Au départ, je voulais seulement prolonger mon visa de sortie hongrois ; cela m'a été refusé à deux reprises. J'ai dû faire un choix amer ; rester en France avec beaucoup d'incertitude ou rentrer en Hongrie. Je suis restée sans pouvoir retourner en Hongrie pendant 14 ans ! J'ai eu beaucoup de chance à Poitiers : j'ai pu faire d'abord des vacations, puis avoir un poste de secrétaire-documentaliste aux Affaires culturelles régionales de Poitiers. On m'a donné la carte de séjour pour 10 ans assez vite.
Je suivais les séminaires de Ch. Thouzellier à Paris (les lundi et mardis) pendant trois ans. Pierre Hadot, qui était le secrétaire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, 5e section, a soutenu mon projet de doctorat. Grâce à lui, j'ai eu quelques vacations du CNRS pour compléter mes revenus. Après la retraite de Ch. Thouzellier, c'est Pierre Hadot qui est devenu le directeur de ma thèse que j'ai soutenue en mai 1977 à la Sorbonne. Deux ans après, j'ai obtenu aussi la naturalisation française. En 1980, ma thèse a été publiée aux Editions Beauchesne à Paris. La directrice, Mlle Cadic, a témoigné d'une grande bienveillance à mon égard lors de la préparation de l'édition.Au cours de l981, le service auquel je travaillais aux Affaires culturelles régionales de Poitiers a été supprimé. En même temps, pour des raisons sentimentales, j'ai envisagé de partir au Québec où d'ailleurs la Fondation Macdonald Stewart m'a offert une situation. J'ai vécu onze ans à Montréal où sont nées mes deux filles, Kyra et Larissa. Durant ces années, j'ai publié plusieurs articles, mais c'est seulement à partir de 1978 que j'ai recommencé à faire des recherches, dans deux nouveaux domaines : les formules d'incantation médiévales et les recueils de miracles des saints. Séparée du père de mes filles, je cherchais en vain une situation correspondant à mon niveau d'études au Québec.
En France, au début des années 1990, on a fondé de nouvelles universités et on a réouvert le recrutement des enseignants (qui était pratiquement bloqué depuis 1968). Deux personnes m'ont encouragée à postuler, Jean-Claude Schmitt, directeur d'études à l'Ecoles des Hautes Etudes en Sciences sociales et Georges Pon, maître-assistant à Poitiers. Mes premières postulations en été 1992 n'ont pas donné de résultats, mais je suis quand même rentrée en France avec mes deux filles. Après plusieurs mois de travaux divers (remplacement dans des lycées et dans un collège, guide-conférencière des Monuments Historiques), en 1993 j'ai été recrutée pour un poste de maître de conférences à la nouvelle université du Littoral-Côte d'Opalede à Boulogne-sur-Mer. J'avais 45 ans et j'ai pu commencé une carrière universitaire.
C'est alors que j'ai élargi mon domaine de recherche à l'étude des reliques, en renouvelant leur approche, montrant leur fonction politique et sociale. Avec ma collègue Anne-Marie Helvétius, nous avons organisé un colloque international sur Reliques : objets, cultes, symboles en 1997, réunissant des historiens et historiens d'art. Les actes ont été publiés deux ans plus tard aux Editions Brepols, et on peut dire sans trop de modestie que l'étude des reliques a pris un essor les années suivantes.
J'ai publié en 2006 mon étude La politique des reliques de Constantin à Saint Louis qui était aussi mon mémoire d'habilitation. Depuis septembre 1997, j'enseignais à l'Université de Poitiers où j'habitais depuis mon retour du Canada. J'ai organisé et édité des actes de plusieurs journées d'études sur le culte des saints et un grand colloque international en 2008 sur l'Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident.

Vous avez travaillé sur les légendes d'Attila. Quel est la place actuelle en France de ce personnage peu connu? Est-ce que nous avons des informations nouvelles qui peuvent changer un peu son image plutôt négative?

Mon livre sur Attila et les Huns. Vérités et légendes (Perrin, 2012) est né à partir d'un petit article qu'on m'a demandé en 1998 pour la revue L'Histoire. Attila m'était familier depuis mon enfance : l'un de mes livres préférés était le roman de Géza Gárdonyi, L'homme invisible (A láthatatlan ember), et j'avais relu plusieurs fois le Livre des légendes (Mondák könyve) d'Istvan Komjáthy (1955). J'ai commencé à rassembler une importante documentation sur Attila et les Huns, en particulier sur leur représentation au Moyen Age, extrêmement riche et variée. La publication de mon livre a eu un succès assez important, vu le grand nombre de critiques positives qu'elle a reçues. Il a été traduit en italien et en hongrois.
Je ne sais pas si mon livre, mes conférences et articles sur Attila a pu changer son image négative ; je voulais surtout montrer que cette image s'est formée progressivement au cours des siècles et qu'elle était déterminée par les divers contextes nationaux, historiques et idéologiques, en Europe.

A l'université, dans le cadre des cours, comment vous voyez la place de la Hongrie ou plus généralement de l'Europe centrale? Est-ce que vous avez noté des changements pendant votre carrière?

Quant à mon enseignement à l'université, n'étant pas spécialiste de l'histoire de la Hongrie et de l'Europe centrale, mes cours portaient d'une part sur l'histoire générale du Moyen Âge au niveau de Licence 1 et 2 ; de l'autre, j'avais plusieurs cours sur l'histoire religieuse (Histoire du christianisme ; Genèse des grands monothéismes ; Religiosité de la fin du Moyen Âge) ; j'ai fait aussi un cours sur l'histoire de Byzance. La spécialité du Centre d'Etudes supérieures de Civilisation médiévale de Poitiers, le laboratoire de recherche auquel j'ai été (et je suis encore) rattachée, est l'étude pluridisciplinaire de la civilisation (au sens large) entre le Xe et le XIIe siècle. Sa bibliothèque bien qu'extrêmement riche ne possède que peu de publications sur la Hongrie et l'Europe centrale.

Et pour finir: sur quel sujet travaillez-vous maintenant?

Après le rôle politique des reliques, je m'intéresse de plus en plus à la « fabrique » des légendes hagiographiques. Le livre que je suis en train de terminer a pour sujet Inventions de la sainteté. De la découverte des reliques à la fabrique des légendes. J'y présente une série de dossiers allant de l'Antiquité tardive au XVIIe siècle qui révèlent comment les inventions (découvertes) de reliques, souvent à la suite des révélations célestes, sont à la base de la composition des vies fictives de saints dont il n'existait pas de témoignage écrit.
J'ai toujours poursuivi mes recherches et mes publications poussée par une curiosité intellectuelle passionnée. Je dois rendre hommage à l'enseignement que j'avais reçu en Hongrie qui m'a permis d'acquérir une culture générale large. Je regrette que je n'aie pas pu avoir plus d'échanges et de collaborations avec le milieu universitaire hongrois, à l'exception d'avec mon ami Gabor Klaniczay et d'avec mon amie Marianne Saghy, décédée en 2018. En Hongrie, je serai peut-être reconnue pour mon activité d'érudition après ma mort...
Je suis également pleinement reconnaissante aux médiévistes français qui m'ont encouragée et « adoptée » : Georges Pon, ami et ex-collègue de Poitiers, Stéphane Lebecq, qui a appuyé mon recrutement pour l'université de Boulogne-sur-Mer, Jean-Claude Schmitt, qui a été mon directeur d'habilitation et que je considère comme un modèle intellectuel ; mes collègues de Boulogne-sur-Mer et de Poitiers, Claude Andrault-Schmitt, Anne-Marie Helvétius, Cécile Treffort, Martin Aurell, et les autres collègues-amis, Anne Wagner, Elodie et Gilles Lecuppre.